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ALBUM DE LA MINERVE.

tout-à-fait inconnue et d’ailleurs je suis toujours heureux de recevoir dans ma maison des défenseurs de la patrie.

— Vous êtes bien aimable assurément ; et je reconnais bien en vous le portrait qu’on m’avait déjà fait de l’excellent propriétaire de Mont-Rouge. Car, cher Monsieur, je vous connais depuis assez longtemps, de réputation au moins.

— Allons donc ! vous piquez ma curiosité. Je vis dans une telle retraite que ce que vous me dites a de quoi m’étonner, surtout venant d’une personne étrangère à notre bonne ville de Québec ; car, si je ne me trompe pas, vous n’êtes pas de cette partie du pays ?

— Il est vrai que je suis d’un peu loin ; mais vous allez comprendre de suite comment, de cette distance, j’ai eu le plaisir de connaître votre nom. Vous avez près de vous une de vos nièces, Mademoiselle Ernestine Moulins, ma sœur a été sa compagne de classe, au couvent des Ursulines, à Québec, où j’ai moi-même eu le plaisir de la rencontrer quelque fois. Les deux jeunes filles étaient et sont encore deux amies de cœur. Aussi, en apprenant que je venais à Québec, ma sœur m’a-t-elle fort recommandé de venir prendre des nouvelles de Mlle Moulins. Arrivé de ce matin, j’avais l’intention de venir dans le cours de la journée de demain vous rendre mes devoirs. Cet après-midi je suis allé faire une promenade à cheval pour me délasser un peu du voyage. J’ignorais encore le site exact de votre castel, quand tout à l’heure, en chevauchant le long des haies, l’idée me vint de demander, à l’un de vos gens sans doute, le nom de cette jolie demeure, qui m’avait frappé et dont je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’élégante et riche architecture. Votre nom fut prononcé Alors, me suis-je dit, Monsieur Crépin excusera sans doute mon sans gêne militaire, mais je ne puis pas laisser échapper une aussi belle occasion de faire sa connaissance.

— Et vous avez bien fait, mon officier. Là, maintenant que je vous serre la main ; car le nom de votre charmante sœur revient en effet fort souvent dans les souvenirs de ma pupille ; mais j’ignorais qu’elle eût un frère si agréable et en chemin, je n’en doute pas, de conquérir bientôt son sabre de capitaine. Venez donc ; ces dames sont à prendre le frais : je vais vous présenter à ma sœur, la maîtresse de céans, et vous renouvellerez connaissance avec ma pupille.

— Pardon, Monsieur, mais je craindrais d’être indiscret ; il est un peu tard.

— Allons, mon enseigne, ici c’est moi qui commande ; attendez un instant, je suis à vous.

Maximus s’avança sous le portique et héla le père Chagru qui tenait la monture de Gustave à la porte de l’avenue.

— Prenez bien soin du cheval de Monsieur, lui dit-il, et ne le rendez que quand je vous le demanderai.

Le père Chagru partit pour exécuter ces ordres.

— Maintenant, Monsieur, dit Maximus de retour vers Gustave, si vous voulez bien avoir la bonté de me suivre, nous allions justement prendre le café, vous nous ferez l’honneur de le prendre avec nous.

Gustave eut beau se défendre, il fallut bien, pour ne pas aller jusqu’à un refus blessant, se plier aux volontés de l’obstiné vieillard.

Le jeune officier, d’ailleurs, n’était pas aussi fâché qu’on eût pu le croire de l’insistance de Maximus.

Ernestine rougit beaucoup quand Gustave lui donna la main. Gilles et Pétrini eurent comme un pressentiment de danger. Céleste, comme toujours, fut d’une politesse bouffonne.

Après le café, la conversation, un moment interrompue, reprit son cours.

Giacomo ne put s’empêcher d’être froid vis-à-vis de l’étranger, car il avait surpris la rougeur subite d’Ernestine.

Gilles, auquel cet incident n’avait pas échappé non plus, fut plus politique.

— S’il doit être notre ennemi et si nous avons à le combattre, se dit-il, tâchons d’être son ami, c’est le plus sûr moyen de le vaincre.

Ce coquin de Gilles avait, il faut bien l’avouer, des idées profondes en même temps que pratiques.

— Monsieur est donc de Montréal, dit-il, en s’approchant de Gustave avec un sourire mielleux ; il doit trouver une grande différence entre les deux pays.

— Mais ce n’est pas tout-à-fait la première fois que je viens à Québec, et j’avoue que je trouve ici la nature parfaitement belle.

— Oui ; ces côtes, ces promontoires. Ah ! c’est que notre ville n’a pas à se plaindre de son site : oppidum alto monte repostum. Eh ! nos braves jeunes militaires surtout comprennent le charme et l’avantage de cette position-là.

— En effet, c’est surtout ce que j’admire le plus.

— Et comment aimez-vous ce petit castel ? Avouons que ce cher Monsieur Crépin est un homme de goût. Ce n’est pas ce brillant de mauvaise allure…

— C’est ma foi, bien joli, en effet, dit Gustave en promenant ses regards autour de lui.

— Ni cette sombre sévérité du Moyen Âge. C’est un heureux agencement, une alliance bien entendue de l’élégance moderne avec la noble simplicité des anciens. Notre châtelain est un maître homme, entre nous. Mais, j’y pense, vous fumez sans doute : un militaire…

— Ma foi, merci, je fume rarement et, pour le moment, je vous suis bien obligé.

— Si Monsieur nous fait l’honneur de venir quelquefois, pendant son séjour à Québec, je me ferai un plaisir de lui faire voir les domaines. N’est-ce pas, Monsieur de Mont-Rouge, continua Gilles en s’adressant à Maximus qui s’était rapproché d’eux, n’est-ce pas ; il faudra que Monsieur visite vos fermes.

— Si Monsieur veut bien me faire cet honneur, j’en serai enchanté, appuya Maximus, avec un sourire engageant. J’espère Monsieur Florens, poursuivit-il, que nous aurons le plaisir de vous posséder pendant quelques jours sous cet humble toit, si vos affaires vous le permettent. Le frère de l’amie de ma pupille sera toujours le bienvenu ici.

Maintenant ces dames vont prendre leurs châles pour aller faire une petite promenade au jardin ; pendant ce temps, nous irons allumer un cigare et nous les rejoindrons tout-à-l’heure.