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ALBUM DE LA MINERVE.

— Je n’ai jamais refusé une offre honnête, mon gars, et je suis trop vieux pour changer mes habitudes.

Il tendit son verre, et Gilles lui versa une copieuse rasade qu’il dégusta avec un claquement de langue particulier.

Tout en se réchauffant, ils trouvèrent moyen, parmi des éloges mérités à l’adresse de la mère Javotte, de se verser plusieurs autres verres qui firent peu à peu disparaître les différences. Is devinrent plus communicatifs et se mirent à causer.

— Tout cela est bel et bon, commença Gilles, mais nous ne sommes pas venus ici pour dire des prières et autant vaut en avoir le cœur net de suite. Déboutonnez-vous, père, c’est le temps. Vous n’êtes pas venu me chercher chez moi pour rien, vous m’avez fait entrevoir une entreprise honnête. Il est vrai que notre petit naufrage peut en avoir modifié les circonstances ; mais le fond, père Chagru, voyons, je veux le fond.

Le vieux marin alla inspecter la porte et l’unique fenêtre de la chambre, avec une attention minutieuse. Quand il fut convaincu que personne n’était aux écoutes, il revint s’asseoir près du feu.

— Mon gars, dit-il, à voix basse et après s’être versé un coup, ce que j’ai entrepris ce soir peut faire notre fortune, si nous réussissons, et te conduire à la potence dans le cas où nous échouerions.

À ce mot de potence, Gilles eut un frisson désagréable et fit une grimace forcée.

— Cependant comme tu viens de le dire, continua Chagru, notre petit naufrage a modifié mes plans et je ne sais pas à présent jusqu’à quel point nous pourrons nous entendre, voyons un peu, pour me confier à toi comme cela, sais-tu que je te connais bien peu ?

— Vous êtes curieux, père ; et si je ne disais rien ?

— Eh ! bien, mais c’est ton affaire. Tout ce que je veux en savoir est seulement à cause de l’intérêt que je te porte. Prenons toujours un coup, cela ne peut pas faire de mal.

Il versa une rasade terrible à Peyron, pendant que lui ne prenait qu’un petit doigt.

Peyron se trouva considérablement allumé.

— Père Chagru, dit-il, je vous aime. Vous avez une bonne figure. Et tenez, puisque vous voulez savoir des nouvelles de ma jeunesse, je vais vous en donner.

— Je n’y tiens pas tant que cela, mon enfant ; après tout, si tu as honte, ne dis rien.

— Moi, honte ! honnête pilote, oh ! la bonne farce, Gilles Peyron avoir honte ; y pensez-vous, un peu ? Vous allez voir plutôt.

Vous n’êtes jamais allé au collége, vous, père ? Non ? Moi j’y suis allé beaucoup et à beaucoup d’endroits ; j’ai mangé du grec et du latin comme les autres ; seulement il fallait m’ouvrir les dents avec le manche de la cuiller, laquelle était un martinet. J’en ai bien eu pour six années entières et j’ai fait ma rhétorique seulement jusqu’aux trois quarts. Que voulez-vous, père, les grands auteurs ne me plaisaient pas. — Un peu de rhum s’il vous plaît, la langue me sèche. — Merci. — Toujours est-il qu’une fois, mon dernier professeur ayant soutenu, contrairement à mon opinion, que Démosthène valait mieux que Mirabeau, je lui jetai un dictionnaire grec par la tête et je n’attendis pas qu’on me mît à la porte ; je pris de suite la main que la liberté me tendait. — J’avais vingt ans ; il fallait me trouver un état, me créer un avenir.

J’adorais Québec et je lui aurais sans doute fait honneur, mais, vous connaissez le proverbe ?

— Oui ; nul n’est prophète dans son pays ; il y a assez longtemps que je le pratique.

— C’est assez vrai ce que vous dites là, et je l’appuierai d’une rasade ; à votre santé, père Chagru !

Il emplit son verre et le vida d’un trait ; sa langue commençait à s’épaissir sensiblement ; il continua :

— Me voilà donc, un beau jour arrivé à New-York, sans argent mais plein d’espérance et de grands desseins. Figurez-vous que dans ce temps-là j’étais fort joli garçon et je savais beaucoup de choses, compluria mente tenebam. Je m’annonçai comme professeur de français. Les élèves arrivèrent par enchantement, et les dollars affluèrent dans une égale proportion. Je devins élégant, je fréquentai le monde et je me fis des amis. Quand on est riche, père Chagru, ce bétail là ne manque pas. Donec eris felix… Vous ne comprenez pas ? Ça ne fait rien. Au bout de six mois je voyais intimement plusieurs bonnes familles de la ville, et les femmes raffolaient du Frenchman.

J’étais surtout très-assidu chez un certain banquier juif-allemand, riche comme Crésus et confiant comme un lapin — en dehors de ses affaires d’argent. Il avait une fille belle à croquer, mais bête comme une souche.

Je lui donnais des leçons de français ; vous voyez d’ici le danger.

Père Chagru, je me sens attendrir rien qu’à me rappeler ces douces émotions, les premières de ma jeunesse, dont le souvenir me caresse encore agréablement. Poussez donc la carafe.

Les larmes le gagnaient et il regarda longtemps au fond de son verre, après avoir absorbé la dose de rhum ; puis il continua :

— Elle s’appelait… au fait, comment s’appe-