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ALBUM DE LA MINERVE.

puis quelque temps, vous n’avez que de mauvaises nouvelles à m’annoncer.

— Vous croyez que c’est peut-être pour mon plaisir ? merci !

Dans tous les cas, voici ce que j’ai à vous dire. Il est incontestable, maintenant, que Landeau a parlé et que l’officier connaît notre secret. Bien plus, la demoiselle doit en connaître quelque chose et peut-être aussi ce damné Chagru. Tous deux m’ont regardé d’une façon particulière aujourd’hui, et ils ont causé longtemps ensemble. Le diable m’emporte si je ne sais ce qui m’a poussé à mettre ce bonhomme dans nos plans ; nous aurions pu parfaitement nous passer de lui et il ne nous cause que des embarras. Pourvu toujours que Maximus ne soit pas instruit de tout, rien n’est encore désespéré. Cependant mon opinion est qu’il vaudrait mieux agir de suite ; c’est plus prudent. Vous savez que ce Laurens a demandé la main à Ernestine.

— Diable ! alors, c’est entre nous deux guerre à mort et vous dites bien, il faut agir de suite. Ce n’est plus seulement une mesure de prudence, mais un acte de nécessité. À la guerre comme à la guerre, il va se servir de tous ses moyens ; usons de tous les nôtres. À quel plan vous êtes-vous arrêté ?

— Au seul possible : il faut enlever l’héritière. Nous pourrons ensuite la rendre pour une somme convenue.

— Comment la rendre, maître Gilles ! Je ne veux pas du tout la rendre, je l’aime, moi, cette jeune fille, et je prétends la garder, même en perdant la dot.

— Alors, nous ne nous entendons plus.

— C’est ma volonté ! Et malheur, à qui oserait se mettre en travers !

— Pas tant d’aigreur, mon maître ; vous oubliez un peu nos petites conventions et nos positions respectives. Ce n’est plus le chef des faux monnayeurs et son lieutenant qui parlent aujourd’hui ; rappelez-vous bien cela ; nous avons traité et nous traiterons encore sur un pied d’égalité. Je vous ai proposé une affaire, vous l’avez acceptée ; si vous voulez y faire de la passion et trancher du héros de roman, je ne veux pas que ce soit à mon détriment ; autrement et à mon tour je vous dirai : malheur à vous !

— Comment ! vous oseriez ! dit Pétrini d’un ton considérablement baissé.

— Non seulement j’oserais, mais j’ose, mon maître. Mais tenez, laissons cette querelle dont nous ne pouvons bénéficier ni l’un ni l’autre et continuons à parler d’affaires, cela vaudra mieux.

— Voyons, votre plan ? dit Giacomo tout-à-fait dompté.

— Puisque vous êtes devenu raisonnable, le voici : Nous sommes aujourd’hui à vendredi. Dimanche sur les neuf heures du soir, trouvez-vous à la caverne, je vous conduirai votre fiancée. Quant aux détails, je m’en charge, c’est mon affaire. Pierre et Zégine sont déjà prévenus. Une fois la jeune fille en notre possession, nous pourrons parlementer et négocier ; enfin nous aviserons ; le plus pressé est de la faire disparaître :

— Mais ce Laurens, va nous faire un obstacle !

— Tout est prévu, mon maître. Il part le même soir pour Montréal. Les deux absences vont coïncider presque. Comprenez-vous la fureur de Maximus, si un ami lui laisse entendre délicatement que notre officier n’est peut-être pas tout-à-fait étranger à l’affaire ?

— C’est une idée ; maître Gilles vous avez du génie !

— Il est bien heureux que vous vous en aperceviez à la fin.

Maintenant, c’est entendu : Dimanche soir à neuf heures. Jusque là, motus ! Allez voir votre fiancée et tâchez d’être aussi aimable que possible. Surtout veillez à votre physionomie si l’on vous fait des allusions.

Gilles pirouetta sur ses talons et gagna la ferme en sifflotant un petit air joyeux.

Giacomo se dirigea vers le château où son arrivée fut saluée comme aux plus beaux jours.

Ernestine eût même pour lui de petites attentions qui réjouirent le cœur du jeune médecin.

Une femme s’attache volontiers aux grands vices comme aux grandes vertus, pourvu que l’objet de son amour sorte de la ligne ordinaire. Les extrêmes la captivent, en bien comme en mal. Nous constatons le fait sans prétendre l’expliquer.


Cependant, le Dimanche était arrivé avec un de ces soleils magnifiques qui semblent apporter une vitalité nouvelle à toute la nature. Les arbres en fleurs répandaient dans les airs ces senteurs embaumées qui fouettent le sang et remontent les esprits. Tout avait un aspect gai, un air de fête, les feuilles des grands ormes et des érables géants bruissaient harmonieusement, sous les caresses d’une brise tiède et parfumée ; pendant que sous leurs ombrages, le long de la route les femmes et les enfants en habits de fête se reposaient en attendant l’heure de la messe. Partout, des groupes souriants et animés ; ici deux ou trois vieillards à cheveux blancs cheminaient en fumant leurs pipes neuves, leur habit sous le bras, la cravate détachée, racontant leurs faits et gestes