Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/100

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à l’âge crépusculaire de l’imagination. Elle n’est pas encore éteinte, mais elle s’éteint. Ce qui était clarté n’est plus que lueur. On a encore assez de force d’esprit pour trouver une scène, pour écrire un dialogue ; mais inventer une pièce, en faire une œuvre vivante, l’exécuter dans toutes ses parties, voilà ce que l’âge vous défend. De là mille tiraillements douloureux. On s’épuise en essais avortés, en commencements qui n’aboutissent pas. Ces fragments de talent s’agitent en vous comme des tronçons encore vivants, qui travaillent à se reformer en un corps, et ne le peuvent pas. Eh bien, M. Bouilly eut le bonheur de trouver à utiliser ces restes d’imagination, grâce à un de ces hasards qui ne se rencontrent que sur le chemin des homme de cœur. Il avait une fille d’une douzaine d’années, spirituelle, vive, intelligente, mais qui se refusait absolument à apprendre l’orthographe. Il imagina de la faire venir tous les matins dans son cabinet, de lui dicter un conte qu’il improvisait en le dictant, et où il avait l’art de mêler au récit des principales difficultés grammaticales ; puis, au moment le plus intéressant, il s’interrompait tout à coup, en lui disant : « Je te dicterai la fin du conte quand tu m’apporteras le commencement, recopié sans une seule faute. » Le résultat ? on le devine… Non ! On ne le devine pas. Le résultat fut qu’à ce jeu, le père gagna encore plus que la fille… Car si la fille, au bout d’un an, avait appris l’orthographe, le père, lui, se trouva avoir fait une douzaine de contes charmants, marqués au bon coin de l’auteur dramatique, bien composés, contenant tous, non seulement des leçons d’orthographe,