Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/102

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Soudain, vers 1830, le malheur s’abattit, comme un oiseau de proie, sur cette vie si heureuse. En trois jours, à trente-trois ans, sa fille, mariée à un avocat de grand talent, mourut entre ses bras. Ce que fut pour lui un tel coup, on le comprend. Il était frappé en plein cœur ; frappé deux fois… sa fille était à la fois son enfant et son œuvre ; frappé à l’âge où les blessures ne se ferment pas ; il avait soixante-huit ans. Quand on est jeune, on souffre peut-être plus ; mais la vie vous ressaisit malgré vous ; les occupations, les passions, les devoirs vous disputent à la douleur. Mais, septuagénaire, que lui restait-il ? La ressource du travail lui échappait ; sa plume de conteur lui tombait des mains comme sa plume d’auteur dramatique ; le vide se faisait de tous côtés autour de lui. Heureusement, il y a en nous quelque chose qui survit à tout, qui se mêle à tout, qui marque de son empreinte nos sentiments comme nos idées, nos chagrins comme nos joies, c’est notre caractère. Nous ne souffrons pas seulement avec notre cœur, nous souffrons aussi avec notre caractère. Un caractère heureux, si tendre que soit le cœur qui lui est associé, ne ressent pas le chagrin de la même façon qu’un caractère malheureux. Le célèbre docteur Hahnemann, me parlant un jour du rôle immense que joue l’individualité dans les affections pathologiques, me dit ce mot profond : Il n’y a pas de maladies, il y a des malades. On peut dire, dans le même sens : Il n’y a pas d’affliction, il y a des affligés. Certaines natures semblent faites pour les désespoirs mornes. Quand un malheur les atteint, elles s’y plongent, elles s’y enfoncent, elles s’y ensevelissent.