Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/108

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

symptôme de déclin ; la salle n’était qu’à moitié pleine, troisième blessure. Les auteurs dramatiques ressemblent à l’air, ils ont horreur du vide. M. Bouilly, qui avait amené à sa pièce une famille amie, fut touché au cœur Il sortit après le premier acte, en disant : « Ces gens-là me feront mourir ! » Les émotions morales, dans la vieillesse, couvrent souvent le corps d’une sueur subite, qui prédispose aux refroidissements mortels. Rentré chez lui tout frissonnant, il se coucha pour ne plus se relever. Mais, dès que le danger se montra, sa force d’âme reparut. Les trois jours que dura sa maladie furent trois jours de calme et de sérénité souriante. Le dernier soir, en le quittant à minuit, je lui demandais : « Comment vous trouvez-vous ? ― Bien ― Vous ne souffrez pas ? ― De nulle part… » A six heures du matin il s’éteignait.

Quarante-trois années se sont passées depuis ce jour. Mon grand chagrin s’est apaisé, mais mon regret dure toujours. Pendant ces quarante-trois ans, il ne m’est jamais arrivé un seul bonheur que je ne me sois senti le cœur un peu serré de ne pouvoir le partager avec lui. Le jour de ma réception à l’Académie, en 1858, il me manqua beaucoup. Je ne pus m’empêcher de regarder, avec regret, la place qu’il occupait trente-sept ans auparavant, à la séance où j’eus mon prix de poésie. Très souffrant ce jour-là, le corps plié en deux par une attaque de sciatique, il s’était traîné à l’Institut ! Il était aussi heureux que moi. Je lui dis en sortant : « Mon cher ami, vous m’avez rendu, il y a un an, vos comptes de tuteur ; je vous rends aujourd’hui