Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/126

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dans le plein jour de la place publique ! C’était la multitude, prenant corps, prenant vie, houleuse et mugissante comme la mer dans les coups de rafale les plus violents, s’indignant, s’attendrissant, acclamant ce qu’elle vient d’insulter, insultant ce qu’elle vient d’acclamer, voulant faire un roi de Brutus parce qu’il vient de tuer un roi, et, l’instant d’après, voulant massacrer Brutus parce qu’il a frappé César ! Je ne connais, quant à moi, dans aucun théâtre antique ou moderne, grec ou français, une scène comparable à cette apparition terrible et stupéfiante de la versatilité populaire, mais jamais non plus je n’ai vu dans aucune représentation dramatique, un spectacle plus captivant qu’une telle scène commentée par un tel homme, dans une telle salle, devant un tel auditoire. Le drame se jouait, ce semble, à la fois, dans l’amphithéâtre, dans l’œuvre du poète, dans la tête du professeur et dans le cœur du public. L’impression fut prodigieuse, le triomphe de Shakespeare inénarrable ! L’agitation se prolongea longtemps après la séance, dans les couloirs, dans la cour, dans les rues avoisinant la Sorbonne. M. Villemain n’a pas connu dans toute son éclatante carrière de professeur, un jour pareil ! Ce fut comme une sorte de préface de Cromwell, en action. Entendons-nous bien cependant ! M. Villemain n’était pas un renégat de la gloire nationale. M. Villemain n’était pas un déserteur de ce qu’on appelait alors les autels de Racine et de Corneille. Personne n’a trouvé d’accents plus profonds que lui pour célébrer leur génie et interpréter leurs chefs-d’œuvre. Mais, dans sa vaste compréhension de tout ce