Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/236

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contraire d’une œuvre d’art. Il prenait un fleuret ? transfiguration complète ! C’était un autre homme. Jamais l’empire du talent ne m’apparut si visible. Le dedans métamorphosait le dehors. Toutes ces disgrâces physiques devenaient des grâces ; elles se transformaient, elles se fondaient, elles s’harmonisaient en une seule qualité qui dominait et relevait tout : la souplesse. Certes, Bertrand était plus puissant, plus redoutable, plus terrible, plus fort enfin ! Robert était plus léger, plus adroit, plus félin. Chez Bertrand, tout était viril, même la grâce ; chez Robert, il y avait quelque chose de la femme, même dans la force. Il vous enlaçait, il vous fascinait ; c’est le seul tireur que j’aie connu qui trompât l’épée à l’œil. Nous tous, quand nous trompons la parade de notre adversaire, c’est que nous l’avons devinée, prévue. Robert n’avait pas besoin de prévoir ; il voyait ! Avec cette double et merveilleuse puissance du tact et du regard qui était un de ses dons, il saisissait chacun de vos mouvements à mesure qu’il se produisait, et soudain il s’y liait. Sa lame s’enroulait autour de votre lame, il vous suivait et vous poursuivait dans tous vos détours, et arrivait jusque sur votre corps par une suite de feintes progressives, où vous aviez toujours couru après lui sans jamais l’atteindre, et où il vous avait toujours évité sans cesser d’avancer. Rien de plus élégant en escrime, rien de plus souple, rien de plus imprévu, rien qui tînt le spectateur plus en suspens, que la marche de ce fer qui s’allongeait comme un serpent. Bertrand lui-même n’avait pas ce don particulier. Je le répète, Bertrand