Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/260

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Il avait joué une partie de cartes ! Ce n’était sans doute là qu’un tour de force, et il ne l’accomplit, il nous le dit lui-même, qu’avec un grand effort ; mais il marque l’indépendance de ces deux arts, l’art du chanteur, l’art du tragédien. Voici un exemple plus remarquable encore de leur différence ? Nous avons tous applaudi dans Roger le ténor de l’Opéra-Comique et de l’Opéra, un comédien plein d’esprit et d’émotion. Eh bien, quand vers la fin de sa vie, il voulut aborder un personnage de drame, il n’y réussit qu’à demi. Ses habitudes d’artiste lyrique, transportées dans un rôle parlé, lui donnaient un air non seulement étrange, mais étranger ; il avait de l’accent en jouant. Je ne dirai donc pas de Mme Malibran qu’elle fut une grande tragédienne, elle était trop grande cantatrice pour cela, et son art la condamnait trop souvent à subordonner son jeu à son chant ; je ne dirai pas davantage qu’elle eût pu devenir une grande tragédienne, car je l’ignore… Qui sait si, privée de son génie musical, elle fût restée toute elle-même ? Samson, après avoir perdu sa chevelure, n’était plus Samson. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que jamais artiste lyrique ne mêla à l’interprétation musicale un tel feu, une telle grâce, une telle vivacité de physionomie et de gestes.

A son exubérance de vie, à son effervescence de sentiments et d’actions, succédaient parfois tout à coup en elle des jours d’accalmie et de silence. Ce n’était ni de la morosité ni de la tristesse, mais une sorte de demi-sommeil. Son imagination dormait jusqu’au moment où une circonstance imprévue, inexplicable parfois, venait la réveiller comme en sursaut, et alors, quel réveil !