Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/304

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et jetait dans la chambre des lueurs étranges, fugitives, qui nous dessinaient tous avec des formes de fantômes. Je m’étais laissé tomber dans un fauteuil, et j’entendais au-dessus de ma tête des sanglots et des plaintes étouffées ; c’était Berlioz. Le morceau fini, nous restâmes un moment muets ; Goubaux rallume une bougie, et pendant qu’on repassait du salon dans mon cabinet, Liszt m’arrête par le bras, et me montrant Berlioz, les joues toutes ruisselantes de larmes :

« Regardez-le, me dit-il tout bas, il a écouté cela en héritier présomptif. »

Voilà le Berlioz enthousiaste, voici l’autre.

Nous étions ensemble au théâtre Italien, on jouait Othello. Le finale du second acte contient un passage célèbre, c’est celui où Desdemona aux pieds de son père, s’écrie :

 
Se il padre m’abbandona,
Che mai più mi restera ?


Si mon père m’abandonne, que me restera-t-il ?

Le premier vers se répète deux fois, et traduit la douleur de Desdemona pour une phrase musicale, lente, expressive, et vraiment poignante. Puis tout à coup, quand arrive le second vers, éclatent, pour peindre le désespoir, des gammes, des vocalises, des roulades qui me semblaient à moi très entraînantes, mais qui exaspéraient Berlioz. L’acte terminé, il se penche à mon oreille et d’une voix émue comme la mélodie elle-même, me chante tout bas :

 
Si mon père m’abandonne,
Si mon père m’abandonne,