Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/315

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notes fières qui éclatent dans ses mazurkas comme des cris de clairon, racontent tout ce qui vibrait d’héroïque derrière ce pâle visage, qui n’a jamais dépassé la juvénilité ; Chopin est mort à quarante ans, encore adolescent. Enfin, comme dernier trait de sa figure, ajoutez une finesse légèrement railleuse qui sentait son gentilhomme. Je ne puis oublier sa réponse après le seul concert public qu’il ait donné. Il m’avait prié d’en rendre compte. Liszt en réclama l’honneur. Je cours annoncer cette bonne nouvelle à Chopin, qui me dit doucement :

« J’aurais mieux aimé que ce fût vous.

— Vous n’y pensez pas, mon cher ami ! Un article de Liszt, c’est une bonne fortune pour le public et pour vous. Fiez-vous à son admiration pour votre talent. Je vous promets qu’il vous fera un beau royaume. ― Oui, me dit-il en souriant, dans son empire ! »

Liszt lui-même, dont Chopin se défiait à tort, car il écrivit un article charmant de sympathie sur ce concert, n’est devenu pour moi presque un ami, que grâce à mon amitié avec Berlioz. Mais le plus grand bien que j’aie retiré de cette amitié, c’est d’avoir pénétré dans le secret de ce génie et de ce caractère, et de pouvoir aujourd’hui l’expliquer et le défendre. Soyons sincères. Berlioz est admiré, acclamé, il n’est pas aimé. L’éclat de sa gloire n’a pas rejailli sur sa personne ; on le juge mal comme homme, et on le connaît mal comme artiste ; tout illustre qu’il soit, il est resté à l’état de sphinx ; tâchons de déchiffrer l’énigme.