Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/332

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ses lunettes, car elle porte des lunettes… entendre le son de sa voix… lui lire quelques passages de Shakespeare… la consulter sur ce qui me touche, m’entendre gronder par elle… Oh ! mon ami ! mon ami !… Les premières amours !… Elles ont une force que rien n’égale ! » Et suffoqué par l’émotion, il s’assit sur une borne au coin de la rue Mansard. La lueur d’un bec de gaz tombait sur ce pâle visage, et y jetait une blancheur de spectre, et je voyais ruisseler sur ses joues ces mêmes larmes de jeune homme qui m’avaient si souvent touché autrefois ! Une compassion profonde, pleine de tendresse, me saisissait en face de ce grand artiste, condamné à la passion, et mon émotion s’accroissait par un antique et glorieux souvenir : je pensais à Michel-Ange septuagénaire, et agenouillé tout en pleurs devant le corps de celle qu’il aimait, la marquise de Pescaire.

Ne jugeons pas ces êtres exceptionnels à la mesure des hommes ordinaires. Ce sont des astres qui ont leurs lois à part. Ils ne ressemblent pas à ces étoiles pures et sereines qui luisent doucement et régulièrement pendant les belles nuits ; ce sont des comètes. L’orbite qu’ils parcourent, la forme qu’ils revêtent, la lumière qu’ils répandent, l’influence qu’ils exercent, le lieu d’où ils viennent, le lieu où ils vont, tout est étrange en eux, et tout est conséquent. Est-ce le génie de Berlioz qui lui a donné son cœur ?… Est-ce son cœur qui lui a donné son génie ? Nul ne peut le dire, mais ils sont le portrait l’un de l’autre. Il faut peut-être avoir aimé ainsi, pour avoir chanté