Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/334

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Virgile et Shakespeare. Il les savait par cœur. Le bibliothécaire de l’Institut, le savant M. Tardieu, m’a dit que Berlioz arrivait volontiers les jours de séance de son Académie, les samedis, un peu avant l’heure, et il demandait toujours un livre, et toujours le même, Virgile ! Comme les hommes unius libri, les hommes d’un seul livre, ainsi que disaient nos pères, il enchâssait naturellement, sans apprêt, des mots, des lignes de ses deux amis dans la conversation, et en tirait mille aperçus nouveaux et piquants. Je lis dans une lettre de lui à propos des Troyens, cette phrase significative : « Je viens d’achever le duo du quatrième acte ; c’est une scène que j’ai volée à Shakespeare dans le Marchand de Venise, et je l’ai virgilianisée. Ces délicieux radotages d’amour entre Jessica et Lorenzo manquaient dans Virgile. Shakespeare a fait la scène, je la lui ai reprise et je tâche de les fondre tout deux ensemble. Quels chanteurs que ces deux ! Mais l’attrait le plus profond qu’inspirait Berlioz venait du sentiment qu’on avait de ses souffrances. Soyons sincère, il a vraiment été bien malheureux ! Une santé misérable ! Un corps ruiné dès sa jeunesse par les privations ! Une pauvreté allant jusqu’à la faim. Une mélancolie native allant jusqu’au spleen ! Les déboires du début se prolongeant dans les déceptions de l’âge mûr ! Une lutte de quarante ans contre les dédains de Paris qu’il adorait, et qu’il injuriait avec la rage d’un amant repoussé ! Des exils perpétuels pour aller chercher à l’étranger quelque peu de cette gloire que son pays lui refusait ! Arrêté même dans le développement de son talent ! Je le vois