Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/343

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l’effet prodigieux des Mystères de Paris, j’étais alors attaché au cabinet de M. Duchâtel ; le feuilleton du Journal des Débats était attendu chaque matin avec une sorte d’anxiété ; je vis un jour le ministre entrer précipitamment dans mon cabinet d’un air effaré qui me fit croire à quelque gros événement politique. « Hé bien, me dit-il, vous savez !La Louve est morte ! » La Louve était une des héroïnes des Mystères. Comment donc cette puissance s’est-elle en partie effondrée ? Balzac a absorbé, dévoré Eugène Sue. Est-ce juste ? et pourquoi ? Ses opinions politiques y sont-elles pour quelque chose ? Qu’est ce que ce dandy qui meurt dans la peau d’un démocrate ! Y avait-il chez lui calcul ou conviction ? Et son luxe légendaire ? Et ses succès auprès des femmes ! Enfin c’est un être énigmatique ; dîtes-moi le mot de l’énigme ; mais avant tout, je vous en supplie, pas de portrait de convention.

— Soyez sans crainte, je ne vous dirai que la vérité, et je vous dirai toute la vérité. Ce qui fait la vie d’un portrait, c’est la reproduction des défauts d’une figure comme de ses agréments. Est-ce que le maître des maîtres, Raphaël, a hésité à faire le cardinal Bembo louche ? Je ne vous cacherai donc ni les travers, ni les ridicules, ni même les défauts plus graves d’Eugène Sue ; c’est mon amitié qui m’y oblige. Si étrange est la métamorphose qui s’est faite en lui, que vous ne croirez guères au bien que je dirai de lui, que si je ne tais pas le mal. Le point final où il est arrivé vous frappera beaucoup plus quand je vous aurai montré d’où il est parti et par où il a passé.