Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/358

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noms littéraires ; différents, en ce que, chez Mme Récamier, c’était, pour ainsi dire, la littérature qui faisait les honneurs de la maison à la noblesse, tandis que, chez Mme de Rauzan, c’était la noblesse qui faisait accueil à la littérature. L’art de tenir un salon est un art fort délicat et à peu près perdu ; ces deux dames en avaient le secret parce qu’elles en avaient la première qualité, elles étaient distinguées sans être supérieures : elles ne voulaient pas briller, mais faire briller les autres ; elles avaient pour esprit la passion de l’esprit.

Quelques mots sur ces deux salons ne seront pas de trop pour expliquer E. Sue.

Chateaubriand avait été le dieu de l’un et était devenu le dieu de l’autre. Son souvenir régnait sans doute encore chez Mme de Rauzan ; mais, chez Mme Récamier, il était le dieu visible, présent, mais non parlant. Assis au coin de la cheminée dans son large fauteuil, il assistait du regard, de la physionomie à la conversation, mais il n’y prenait presque jamais part ; il me faisait l’effet du dieu du silence. Rien de plus charmant et de plus ingénieux que les efforts de Mme de Récamier pour faire arriver jusqu’à lui tout ce qui se disait d’intéressant autour de lui. Le moindre mot spirituel jeté dans un bout de causerie, le moindre fait curieux raconté dans un coin du salon, était entendu par elle, relevé par elle, mis en lumière par elle, et adroitement ramené par elle aux pieds de l’objet de son culte. J’ai entendu un jour, dans sa bouche, un mot qui peint bien sa sollicitude à elle et son mutisme à lui : « Rien ne me désespère autant, me disait-elle, dans la perte de mes