Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/361

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A ce moment cinq heures sonnèrent ; aussitôt sur un signe de Mme Récamier, on tira la sonnette placée près de la cheminée, la porte du salon s’ouvrit et un domestique parut. Selon un cérémonial qui se pratiquait tous les jours, mais que je vis alors pour la première fois, le domestique marcha droit au fauteuil de M. de Chateaubriand, le prit par le dossier, le tira dans la direction de la porte et, commença à effectuer sa sortie. M. de Chateaubriand, toujours assis, toujours silencieux, s’en allait, tiré par derrière et faisant face à l’ennemi : l’ennemi, c’était nous, pour qui il se composait un admirable visage de sortie, sur qui il dardait des regards où il concentrait tout ce qu’il avait encore d’éclairs, puis il disparaissait lentement, laissant dans le salon je ne sais quelle trace lumineuse, et comme une impression de beauté. Une fois sorti, une fois la porte fermée, son domestique le prenait par-dessous les bras, le soulevait avec peine, et le vieillard impotent, courbé en deux, mal affermi sur ses jambes chancelantes, commençait à descendre. Si un visiteur le rencontrait dans l’escalier, défense absolue de le saluer, d’avoir l’air de le reconnaître : c’eût été surprendre dieu en flagrant délit d’humanité.

Tout autre était le salon de Mme de Rauzan. Plus mondain, plus élégant, il servait de rendez-vous à trois sortes de mondes. Un arrière-ban de duchesses douairières, de vieilles marquises pleines de dignité que lui avait léguées sa mère, donnait à sa société un fond de gravité et de sérieux. Ses filles, jeunes et jolies, amenaient après elles tout ce qu’avait d’élégance, de grâce,