Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/364

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aucun orgueil de l’admirable talent qu’il possédait, mais il était entiché du titre qu’il n’avait pas. Il fit peindre des armoiries sur ses voitures. Pour jouer au gentilhomme, il poursuivait de ses sarcasmes inépuisables la royauté bourgeoise de Louis-Philippe, ce qui ne l’empêchait pas de se faire inviter aux chasses à courre du duc d’Orléans, et il s’en tirait pas un mot d’esprit : « Je ne me rallie pas à sa famille, je me rallie à sa meute. » Chose inexplicable, ce moqueur intrépide en arriva, avec ses cheveux frisés, ses habillements excentriques, son air gourmé, son silence important, à provoquer des railleries de bon nombre de jeunes gens qui ne l’aimaient pas parce que les femmes l’aimaient trop, et qui l’appelaient le parvenu. Il le savait, il souffrait de la figure qu’il faisait dans le monde, et son invincible timidité ajoutait encore à sa souffrance, car, bizarrerie, il était timide ! si timide qu’en 1848, nommé représentant, il n’osa jamais dire un mot à la Chambre, et que, forcé de lire tout haut un rapport d’une demi-page, il supplia un de ses collègues de faire du bruit pendant qu’il parlerait, pour qu’on ne l’entendît pas. Eh bien, un cercle de femmes le paralysait comme la tribune. Combien de fois, au milieu d’un souper à nous deux, où il avait été étincelant de verve et de gaieté, s’est-il arrêté pour me dire : « Oh ! si je pouvais causer comme cela dans le monde ! car il n’y a pas à dire, j’ai très bien causé, n’est-ce pas ? j’ai été très amusant. Eh bien, dans un salon, je suis muet comme un poisson, et bête comme un oie ! » Il faut croire qu’il se rattrapait dans le tête-à-tête, car ses