Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/366

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domine pas. Voltaire ne l’a pas eue ; il avait trop de bon sens. On n’a jamais dit : les femmes de Voltaire, mais il y a eu les femmes de Rousseau, les femmes de Chateaubriand, les femmes de Lamartine. Eh bien, il y a eu les femmes d’Eugène Sue. Le maître auquel elles s’attachent les marques de son empreinte. Les femmes de Rousseau étaient déclamatoires ; les femmes de Chateaubriand étaient chevaleresques et chrétiennes ; les femmes de Lamartine amalgamaient la religiosité et l’amour ; les femmes de Sue étaient sceptiques et, oserai-je le dire, cyniques. La licence effrontée de ses théories sur l’amour et sur l’adultère avait eu sa part dans son empire sur les femmes. Elles l’aimaient parce qu’il les troublait, et, comme il arrive toujours, en l’imitant, elles l’exagéraient. Une d’elles, jeune et jolie, lui écrivait… j’ai vu la lettre : « Le même instinct de dépravation nous rassemble. «  Une autre, très grande dame, et fort belle, le reçoit un jour en tête-à-tête. Onze heure, minuit, une heure du matin sonnent à la pendule. Ces trois heures avaient été employées par Eugène Sue à convaincre la belle hôtesse de sa passion et à la supplier d’y répondre. Tout à coup ses instances sont plus vives, elle l’arrête et lui dit avec un sang froid de glace : « Il est une heure du matin, vous être seul avec moi depuis plus de trois heures ; mes gens sont dans l’antichambre ; votre voiture est à ma porte ; nos deux vanités sont satisfaites, si nous en restions là ? » Et cette femme était jeune ! Elle avait à peine vingt-cinq ans. On a beaucoup dit que la littérature était l’expression de la société ; mais la société est souvent