Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/377

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au courant du récit, et qui me semble tout à fait incompréhensible.

— Lequel ?

— C’est qu’en commençant les Mystères de Paris l’auteur ne savait pas où il allait. Quoi ! tous ces personnages si vigoureusement posés ne marchaient pas à un but déterminé ?

— Non. Sue a toujours procédé ainsi. Le hasard était son guide. Quand il commençait à écrire, il mettait à la loterie. Ce n’était pas lui qui gouvernait sa plume, c’était elle qui l’entraînait. Les lettres, les mots, en naissant sous ses doigts, étaient comme des signes mystérieux, qui lui disaient : Va de ce côté ! Son encre était une sorte d’encre sympathique, elle l’inspirait. Il lui est arrivé quelque fois de n’imaginer le personnage capital de son roman, le ressort principal de son action dramatique, qu’à la fin d’un volume et par hasard. Vous rappelez-vous Rodin, dans le Juif Errant ?

— Si je me le rappelle ! c’est le rôle le plus original du livre ! c’est le pivot de l’action.

— Eh bien, il a trouvé ce pivot de l’action au milieu de l’action ! Un soir, à la fin d’une journée de travail, en écrivant les dernières lignes d’un chapitre, tout à coup, sans qu’il ait jamais su pourquoi ni comment, se dessina sur le papier, la silhouette de ce type de jésuite, sale, crasseux, chaste, sur lequel porte l’ouvrage entier.

— Vous me remplissez d’étonnement. Je croyais que toute œuvre d’imagination, pour être forte, devait être