Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/382

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coup, après deux ou trois minutes d’essai, il se lève, salut et s’en va. La déconvenue du public, vous vous la figurez ! On ne parla toute la journée à Vienne que de ce scandale. Le lendemain matin, Ignace Pleyel, père de Camille, lui dit : « Allons donc voir Beethoven. » Ils arrivent ; le jeune homme tout tressaillant d’admiration, et un peu de crainte : dans quel état allait être le maître ? A peine les a-t-il aperçus : « Ah ! vous voilà ! Étiez-vous hier au concert ? Oui. Eh bien, qu’ont dit ces imbéciles ? Ils m’ont traité sans doute de malotru ! Ah çà ! est-ce qu’ils s’imaginent qu’on improvise comme on fait des souliers, à volonté ? Je suis arrivé avec d’excellentes intentions d’improvisateur, j’ai essayé, mais l’inspiration n’est pas venue ! Que voulez-vous que j’y fasse ? Il ne me restait qu’un parti, prendre mon chapeau et m’en aller, c’est ce que j’ai fait. Tant pis pour eux, s’ils grognent. » Tout en parlant ainsi, il était debout, à côté de son piano, nerveux, agacé, et tapotant machinalement sur l’instrument avec la main gauche, frappant tantôt une note… tantôt l’autre… tantôt d’un seul doigt… tantôt de deux ou de trois… Peu à peu, sans qu’il s’en aperçoive, sans qu’il interrompe la conversation… tous les doigts de la main gauche se mettent de la partie… les notes succèdent aux notes… un vague contour de mélodie se dessine… puis sa physionomie change, sa parole devient intermittente… l’intonation n’est plus d’accord avec le mot… enfin, au bout de quelques minutes, le voilà assis en face du piano, attaquant l’instrument tout entier, ne sachant plus s’il y avait quelqu’un là, le visage en