Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/39

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devine avec quelle anxiété j’attendis la réponse. Je ne l’attendis pas longtemps. Six jours plus tard je recevais cette lettre, que je suis bien heureux de pouvoir transcrire textuellement :


« Monsieur,

Vous portez un nom bien cher aux muses. C’est un honneur dangereux dont vous promettez de vous rendre digne. J’ai lu vos vers avec un réel intérêt, et je désire les relire avec vous. Choisissez l’heure et le jour. Je suis entièrement à votre disposition. Il m’est honorable et doux de pouvoir donner au fils les conseils qu’il me serait encore si utile de recevoir du père.

Agréez l’assurance de ma parfaite estime.

Casimir Delavigne.

ce 23 décembre 1823.


Cette lettre est tout le portrait de Casimir Delavigne. Écrire ainsi à un garçon de dix-sept ans, le lendemain d’un triomphe, c’est presque aussi rare que le triomphe même. Que de simplicité, de bonté, de modestie ! Quelle grâce dans ce souvenir de mon père, si délicatement rappelé ! J’arrivai chez lui, aussi touché de sa réponse que tremblant de son arrêt. Je le trouvai dans son très simple salon de la rue d’Hauteville, en petite redingote noire, en pantalon noir, avec des bas blancs et des chaussons de lisière. Sa fenêtre était ouverte et le soleil y entrait à pleins rayons. Il vint à moi, me prit la main, et, me montrant ces larges traînées de lumière : « Voilà un beau temps pour la poésie, me dit-il, nous allons pouvoir causer. » Je balbutiai quelques mots inarticulés ; le cœur me battait au point de me couper la voix. Je me sentais aussi surpris que troublé :