Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/432

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dessus de sa tête, il s’écrie d’une voix tonnante : « Mon cher… je la f… par la fenêtre, je la f… par la fenêtre ! » La, c’était la femme de Richard, c’était Jenny. Ceux qui assistèrent à la première représentation, se rappellent encore le frisson d’horreur et la terreur qui courut dans toute la salle, quand Richard reparut livide sur le bord du balcon, d’où il avait jeté sa femme dans le précipice. Il est vrai que Richard, c’était Frédérick Lemaître. Sait-on ce qu’il avait imaginé pour rendre sa réapparition sur le balcon si terrible ? D’abord il avait fait disposer dans la coulisse un jet de lumière colorée qui, lui tombant sur le visage, le rendait absolument vert. Puis, pour compléter l’effet, il était convenu avec l’actrice chargée du rôle de Jenny qu’en s’enfuyant épouvantée vers le balcon elle laisserait tomber son voile de mousseline. Ce voile gisant à terre était le premier objet qui frappait les yeux de Frédérick quand il rentrait en scène. Un autre aurait frémi ; ce voile était comme le fantôme de Jenny. Que faisait Frédérick ? Il courait au voile, le ramassait vivement et le fourrait dans sa poche, comme un mouchoir, et à ce moment son nouveau beau-père frappant à la porte, il allait ouvrir avec cette aisance insolente qui n’appartenait qu’à lui, pendant que le bout du voile flottait et ballottait hors de la poche. C’était effroyable. Là se montre un des traits les plus saisissants du talent de Frédérick, l’art de caractériser une scène et d’en doubler l’effet par un détail pittoresque. Qui ne se le rappelle au second acte de la Vie d’un joueur, quand il voulait obtenir de sa femme