Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/477

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propre à se faire attendre. A qui la faute ? Encore à l’air ambiant. La mode n’est plus aux idées de discipline, de règle commune ? On ne veut plus faire partie d’un tout. Il n’y a plus de voie lactée dans le domaine de l’art ; tout le monde veut être étoile, et comme telle, avoir son petit mouvement de rotation à soi tout seul, voire même faire tourner les autres autour de soi. Ce système ne vaut pas mieux, je crois, pour la terre que pour le ciel.

Enfin, troisième fait singulier, Joanny zézayait. Le zézaiement est certes, parmi les défauts de diction, celui qui porte le plus à rire. Eh bien, ce zézayeur, ce méthodique, ce systématique, était un des artistes les plus remplis de pathétique, de poésie, d’originalité, que j’aie connus. Son malheur a été d’être contemporain de Talma. Le voisinage des hommes de génie est mortel à l’homme de talent. Ils absorbent toute la gloire respirable de leur temps. Leur rayonnement change en demi-ombre ce qui brille auprès d’eux. Joanny longtemps relégué à l’Odéon, n’entra au Théâtre-Français qu’après la mort de son illustre rival, et y monta soudain au premier rang. Qui ne se le rappelle dans Tyrrel des Enfants d’Édouard, dans Coitiers de Louis XI et surtout dans Ruy Gomès d’Hernani ? Sa belle couronne de cheveux blancs avait un air d’auréole. Il ne pouvait pas supporter les perruques. « Les perruques sont des cheveux morts ! disait-il ; seule, la chevelure poussée sur notre tête, et nourrie de notre sang, peut s’associer aux mouvements de notre physionomie. Elle joue nos rôles, comme nous. »