Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/479

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colonel qui ne veut pas se battre, avait eu un grand succès de lecture ; on nous offrait, pour le représenter, des sociétaires, des artistes émérites. « Non ! répétai-je obstinément, je veux un jeune homme que j’ai vu dans la Famille de Lusigny ; lui seul est capable de me lancer, avec l’audace dont j’ai besoin, le mot d’entrée du colonel de Givry, au quatrième acte. Ce mot était en effet terriblement dangereux. Pour première parole, il disait à Henri de Lignerolles : ― « Monsieur, vous êtes l’amant de ma femme ! » Aujourd’hui, ce début de rôle et ce commencement de scène paraîtraient à peine une hardiesse. Mais, en 1838 ! Oh ! quel murmure de révolte partit de toutes les bouches, à cette parole ! Le parterre se leva presque comme un cheval qui se cabre. Je m’y attendais bien. Pendant les répétitions, tous les acteurs, Mlle Mars comprise, m’avaient en vain supplié de couper ce mot. « Vous compromettez la pièce. ― Ça m’est égal. ― C’est une bordée de sifflets assurée. ― Ça m’est égal. ― Mais au moins, préparez-la, cette brutalité. ― Non ! nous n’avons pas le temps. Nous sommes au quatrième acte. Il faut poser le colonel d’un mot. Ce mot a un avantage immense, c’est d’être à lui seul un caractère. Tout le rôle est dans ce mot. Le public sifflera peut-être d’abord, mais vous verrez ensuite. » J’avais vu juste ; j’avais pressenti d’avance deux règles essentielles au théâtre. La première, c’est qu’il faut toujours faire les hardiesses hardiment. Les précautions, en pareil cas, mettent le public en garde, et lui montrent qu’on a peur de lui. Or le public est pareil à toutes les assemblées d’hommes ; on n’en vient