Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/529

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

yeux fermés, me laissant aller au cours de cette mélodie, comme on se laisse porter au cours du flot sur une barque. « Jouez-le-moi une seconde fois, lui dis-je, et sous l’empire de cette musique je me sens entraîné vers les régions supérieures ; je quitte la terre ; tout à l’heure, j’étais en barque, maintenant je suis en ballon. Priant alors ma femme de recommencer une troisième fois, je prends la plume ; et pendant qu’elle joue, j’écris les sensations, les sentiments, les images que cette mélodie évoque en moi, et, au bout d’un quart d’heure, j’avais composé trois strophes dont le titre seul dit le caractère : Les Astres. Seulement, si ces strophes étaient rythmées elles n’étaient pas rimées. Je trouvais à la rime quelque chose de compassé qui aurait gâté l’effusion lyrique. Les Astres, chantés par Nourrit aux concerts de Liszt, eurent un succès considérable, et M. Emilien Pacini, placé près de moi, me dit : « Savez-vous de qui sont ces beaux vers ? ― C’est de la prose de moi, mon cher ami. »

Encouragé par notre heureuse tentative, Nourrit vint chez moi, et me dit : « Je viens vous proposer une seconde association. ― Laquelle ? ― J’ai en tête un admirable sujet de cantate : Silvio Pellico sous les plombs de Venise. Vous savez quelles souffrances horribles ont été les siennes. Je voudrais le peindre d’abord sous le coup de ces tortures, descendant pour ainsi dire un à un tous les cercles de l’enfer, tombant par degrés de la douleur physique à la douleur morale, de l’abattement au désespoir, du désespoir à la rage, de la rage au blasphème ; puis peu à peu, du fond