Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/535

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Puis il ajoutait : « Maintenant, chante comme toi. » Puis le morceau fini, il l’embrassait en lui disant : « Petite, je t’aime, tu me rappelles ma pauvre femme ».

Ce mot… chante comme toi… résout un problème fort complexe, en marquant la part de l’interprétation dans une œuvre d’art. L’interprète, en effet, n’est pas un photographe ; il ne reproduit pas le personnage représenté par lui comme une glace reproduit une image ; il lui prête sa figure, sa voix, sa personne, il lui infuse son sang, il le fait à sa ressemblance. On peut dire que l’être humain, créé par nous auteurs, et confié à un acteur, est un être double. Il est à la fois le nôtre et le sien. De là cette conséquence étrange et pourtant réelle, que notre rôle peut se métamorphoser en changeant d’interprète et se présenter sous des aspects différents, sans cesser d’être lui-même. L’interprétation le transfigure sans le défigurer.

Mme Malibran et Mme Carvalho ont chanté toutes deux dans les Noces de Figaro, la romance de Chérubin : Mon cœur soupire. On se rappelle le charme indéfinissable de Mme Carvalho. Elle ressemblait à Psyché écoutant l’Amour. Immobile, l’œil perdu dans l’espace, à la fois absorbée et ravie, elle flottait dans un rêve. La mélodie s’écoulait de ses lèvres comme un flot de source, continûment, également, uniformément, sans aucun renflement de son, et l’immense effet résultait précisément de cette absence d’effet, parce que cette absence d’effet partait elle-même de la profondeur intime de l’émotion. Avec Mme Malibran, changement complet ! C’était la vivante image d’un adolescent ! Elle en reproduisait