Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/543

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plus de voix de tête ! plus de variété de sentiments et de sonorité ! Partout et toujours la voix de poitrine ! la force ! l’expression à outrance ! Le public n’applaudissait plus que ce qui le secouait violemment ! Nourrit se trouvait dans la position d’un homme qui, au moment de se battre, voit ses armes lui tomber de la main. Heureusement, un de ses dons était une rare faculté d’assimilation. Très choqué d’abord de cette nouvelle façon de chanter, il se contraignit à s’y habituer, il l’étudia, il en reconnut les effets puissants, et tâcha de se les approprier. Jusque-là, rien de plus sage. Malheureusement, alors, il lui vint en tête une idée funeste, étrange, sans exemple dans l’histoire de l’art, et que sa rare modestie seule peut expliquer. Il résolut de réapprendre à chanter ! il se refit écolier ! Mais, chose plus incroyable encore, il rencontra quelqu’un qui consentit à devenir son maître ; et ce quelqu’un fut un compositeur illustre : Donizetti ! Oui ! Donizetti eut le courage de désorganiser cette voix qui avait créé Guillaume Tell et Robert ! Donizetti n’eut pas honte de lui faire payer ses leçons à un prix usuraire ! Donizetti fut assez cruel pour jouer, vis-à-vis d’un artiste supérieur, le rôle d’un pédant brutal. On refuserait de le croire, si les lettres de Nourrit n’étaient pas là pour attester la candeur de l’élève et la grossièreté du maître. « J’ai brûlé mes vaisseaux, dit-il. Je suis un grand seigneur émigré qui va se faire soldat à l’étranger ! Il faut bien porter les épaulettes de laine et le fusil de munition pour arriver au bâton de maréchal !… » Puis, plus loin : « Il fait bon de me voir tous les jours