Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/546

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s’en convaincre, et le désespoir le prit. Sous le coup de tant de déceptions, sa maladie de foie, un moment arrêtée, fit des progrès effrayants ; ses forces déclinèrent, ses cheveux blanchirent, son visage se rida, son corps s’amaigrit, et le désordre de son organisation physique s’étendit bientôt sur son intelligence, non pas sur sa mémoire, mais sur sa volonté : « Je ne suis plus le Nourrit d’autrefois, disait-il sans cesse… Je ne suis plus capable de rien !… » Et un jour, il se jeta au cou de sa femme, en s’écriant : « Oh ! ma pauvre Adèle, que je te plains ! Tu as un enfant de plus à soigner ! »

Enfin, le 17 mars, après avoir fait dire à la direction qu’il lui était impossible de chanter à la représentation annoncée pour le lendemain, il se dirigea vers la promenade de la Villa Reale. Un de ses amis, M. Cottrau, s’étant trouvé là par hasard, Nourrit le prit par le bras, et tous deux allèrent s’asseoir sur la terrasse qui borde la mer. Là, Nourrit, le regard perdu dans l’horizon, lui dit avec une mélancolie profonde : « Que suis-je venu faire ici ? Je n’ai plus ni puissance, ni énergie !… L’art me trahit !… J’ai voulu m’élever, et je tombe !… ― Vous vous déchirez le cœur à plaisir, lui répondit M. Cottrau ; le public de San Carlo ne vous a-t-il pas applaudi il y a trois jours avec enthousiasme ? ― Oui ! par compassion ! Ou plutôt par dérision ! ― Par dérision ? ― Oui ! oui ! Je sais bien que je n’ai plus de talent. Ils m’applaudissent comme ils ont applaudi et rappelé l’autre soir ce misérable chanteur…, pour se moquer de lui ! pour jouir de son orgueil bête, quand il revenait saluer !… Oh ! mon Dieu ! En être tombé