Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/620

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grand complet ; les actrices, car elles jouissaient alors du titre de juges, se mêlaient aux acteurs, et un certain air d’aréopage, répandu dans l’assemblée, m’inspira, quand nous entrâmes, un fâcheux pressentiment. Scribe prit le manuscrit et commença la lecture : je m’enfonçai dans un fauteuil et j’observai. Alors se déroula devant moi une double comédie, la nôtre d’abord, puis celle qui se jouait silencieusement dans le cœur des sociétaires. Vaguement instruits des dispositions secrètes de leur illustre camarade, ils se trouvaient dans une position délicate. Un ouvrage écrit pour Mlle Rachel, et que Mlle Rachel ne voulait plus jouer, pouvait devenir un grave sujet de difficultés, voire même de débats judicaires, s’il était reçu par le comité. Le comité suivit donc la lecture d’Adrienne sur la figure de Mlle Rachel. Cette figure restant absolument impassible, les autres restèrent impassibles de même. Pendant ces cinq longs actes, elle ne sourit pas, elle n’applaudit pas, elle n’approuva pas ; ils n’approuvèrent pas, ils n’applaudirent pas, ils ne sourirent pas. Si complète était l’immobilité générale, que Scribe, croyant voir un de nos juges prêt à s’endormir, s’interrompit pur lui dire : « Ne vous gênez pas, mon cher ami, je vous en prie. » Le sociétaire se défendit très vivement. Ce fut le seul effet de toute la lecture. Je me trompe ; il y en eut un autre, ou du moins le commencement d’un autre. Au cinquième acte, à l’avant-dernière scène, Mlle Rachel, saisie malgré elle par la situation, se détacha un peu du dos de son fauteuil, où elle était restée jusqu’alors comme incrustée, et porta légèrement son corps en avant, ainsi que quelqu’