Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/635

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Je ne suis plus qu’une égorgeuse ! Oh ! je sais bien ce que je perds ; je sais bien tout ce que je trouverais dans cette scène, mais… après, après, je ne croirais plus à mes larmes ! »

Je la regardai un moment sans répondre, émerveillé, je l’avoue, de voir une fille sans éducation arriver d’instinct, par naturelle supériorité d’esprit, à la plus profonde critique, et, lui prenant la main, je lui dis :

« Vous avez raison ; je coupe la scène.

— Vous êtes charmant ! me dit-elle, en me sautant au cou.― Avouez seulement, ajoutai-je en riant, qu’il est bien comique que je retranche de ma pièce la situation pour laquelle la pièce a été faite. »

Rien ne pousse plus à la confiance qu’un bon et intime travail en commun ; l’entente des esprits amène l’entente des cœurs. Peu à peu, l’entretien dériva de la tragédie à la tragédienne, de Médée à Mlle Rachel ; insensiblement elle entra dans le récit de ses débuts, de ses espoirs de jeunesse, de sa vie, et elle en arriva à une confidence si curieuse, et qui, en somme, l’honore tellement, que je ne puis résister au plaisir de la citer. Nous venions de causer de Polyeucte et de Pauline. « Oh ! Pauline, me dit-elle, le rôle que j’ai peut-être le plus aimé, je pourrais dire, que j’ai le plus vénéré dans ma vie ! » Elle appuya fortement sur ce mot vénéré. « Il m’a inspiré un sentiment bien étrange et auquel bien peu de gens ajouteraient foi. ― Lequel ? ― Vous rappelez-vous qu’après avoir crée avec grand succès le personnage de Pauline, je l’abandonnai tout à coup ? ― Je me rappelle même, lui dis-je, une explication