Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/648

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Il me semble que ce qui a été utile à Molière n’est inutile à personne. D’ailleurs les faits mêmes tranchent la question. Les poèmes, les romans, les livres d’histoire ou de morale arrivent directement de l’auteur aux lecteurs. Son travail est fini quand il écrit au bout de son manuscrit le mot Fin. Mais pour l’auteur dramatique, il n’est qu’à moitié route. Le livre est une œuvre absolue ; le drame est une œuvre relative. Il a deux naissances. A la première, son seul père est l’auteur ; mais à la seconde, quand il sort des langes du manuscrit pour paraître sur la scène, que d’intermédiaires n’y a-t-il pas entre lui et le public ? Les censeurs, les directeurs, les acteurs, les spectateurs des répétitions générales, sont autant de conseillers avec qui l’auteur discute, défend, défait, refait ses pièces. Interrogez les maîtres les plus habiles, ils vous diront tout ce qu’ils doivent au conseil.

Malheureusement rien de si rare qu’un bon conseiller dramatique. Ni la distinction de l’esprit, ni la culture de l’intelligence, ne suffisent à ce rôle. J’ai vu des hommes d’un mérite réel, des écrivains remarquables, dont le jugement sur un livre avait force d’arrêt, et qui, à l’audition d’une pièce de théâtre, émettaient des opinions sans nulle valeur. En revanche, j’ai connu des hommes du monde, fort peu lettrés, et dont l’impression était infaillible. Pourquoi ? C’est qu’il s’agit là, avant tout, d’intuition, d’instinct, je dirais presque de divination. Quand on vous lit une pièce, vous n’avez pas à l’apprécier telle qu’elle est, mais telle qu’elle sera. La scène la transformera ; il faut donc, en l’écoutant, la