Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/672

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encore aujourd’hui, vingt-trois ans après sa mort : c’est Jean Reynaud.

J’avais eu une grande part dans le mariage de Reynaud. Il m’était reconnaissant de son bonheur. Pour me payer de ce qu’il appelait sa dette, il voulut m’aider dans l’œuvre qui m’intéressait le plus ; il se fit avec moi, pendant trois ans, le maître de mon fils et de ma fille. Quel maître ! Ces trois ans changèrent notre amitié en intimité fraternelle. Je le consultais sur mes travaux. Il me parlait de l’Encyclopédie nouvelle, dont il était alors le directeur. Un matin il entra chez moi en me disant : « Il me faut votre collaboration. ― A moi ? ― Il faut que vous écriviez, pour mon encyclopédie, l’article Femmes. ― Eh ! mon cher ami ! m’écriai-je, vous n’y pensez pas ! Je suis un faiseur de pièces de théâtre et de vers. Le métier de philosophe n’est pas le mien. Moi, tomber comme un intrus dans votre grave dictionnaire ! Traiter le plus délicat, le plus difficile des problèmes de ce temps, la condition des femmes ! Vous n’y pensez pas ! ― J’y pense si bien, me répondit-il tranquillement, que ce n’est pas seulement pour nous que je vous demande cet article, c’est pour vous. Souvent nos amis nous connaissent mieux que nous-mêmes. Je vis avec vous toute la journée, depuis deux ans ; depuis deux ans, je vous vois avec votre femme et vos enfants. Eh bien, sans que vous vous en doutiez, vous vivez ce livre depuis que vous êtes marié. Il est en vous. Pour le faire, vous n’aurez qu’à regarder dans votre cœur et dans votre maison. ― Mais, encore une fois, je ne suis pas philosophe. ― C’est précisément parce que vous n’êtes pas philosophe que