Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/709

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plus graves comme les plus familiers, à tout instant, au milieu d’un récit de voyage, d’une démonstration philosophique, apparaît ce mot mes amis, avec une sorte d’émotion qui prouve qu’ils étaient toujours présents pour lui. Personne n’a mieux parlé le langage qui console, qui dirige, ou qui relève. Je l’ai vu au chevet d’amis mourants, je l’ai vu penché sur le front d’amis désespérés ; sa parole avait tous les accents : celui de la grandeur, celui de la pitié ; cet homme était une source de vie toujours jaillissante. Pas d’obstacles de temps ni de lieu pour son ardente charité ; je dis charité, car son affection méritait ce beau nom. Son imagination, toujours en éveil au sujet de ses amis, lui inspirait mille idées heureuses pour la direction de leur vie, de leurs travaux. Des inconnus même, attirés vers lui par l’ascendant indéfinissable des natures puissantes, venaient chercher abri dans ce port. Il avait toute une clientèle d’âmes dont il était la conscience.

L’affection d’un pareil homme n’allait pas sans un fond de gravité. Aussi, malgré sa bonhomie de manières et de cœur, malgré sa gaieté même, les meilleurs n’étaient pas exempts près de lui de ce léger trouble, de cet embarras ému qu’on éprouve auprès des êtres supérieurs. Si tendrement qu’on l’aimât, il était impossible d’oublier qu’on le considérait. De là ce besoin d’être approuvé par lui, besoin si impérieux, que j’ai vu des hommes se parer à ses yeux, pendant des années entières, de sentiments qui n’étaient pas les leurs, non par hypocrisie ni pour le tromper, non, mais se trompant eux-mêmes, se croyant auprès de lui autres