Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/72

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

quinze de ses pièces il en tombe neuf ou dix. Sa femme disait plaisamment : « Je ne mourrai que d’une première représentation. » Mais, chose étrange, son renom grandissait à chacune de ses chutes. Des scènes si originales, des traits de génie si puissants éclataient dans tout ce qui sortait de sa plume, qu’on sifflait les œuvres et qu’on admirait l’auteur. Rien de plus curieux que son attitude les jours de première représentation. Un de ses amis, se trouvant avec lui dans les coulisses au moment où un certain troisième acte faisait partir une bordée de sifflets, ne put retenir un léger tressaillement. « Calmez-vous, lui dit Lemercier, vous en entendrez bien d’autres tout à l’heure. » Quelques critiques ayant mis en doute la sincérité de son calme et le taxant d’hypocrisie : « Faisons un pari, dit Lemercier. Je donnerai une nouvelle tragédie dans quelques mois. Or, ou je me trompe fort, ou le cinquième acte sera très sifflé. Eh bien ! que le docteur Marc (c’était le médecin du théâtre) me tâte le pouls avant la représentation, puis qu’il me le tâte encore pendant la tempête, et il n’y trouvera pas une pulsation de plus après qu’avant. » Le pari eut lieu et Lemercier le gagna. Germain Delavigne m’a raconté qu’à l’Odéon, après une représentation plus qu’orageuse, Lemercier arriva au milieu du foyer ; tout le monde fit cercle autour de lui, et là il défendit son ouvrage avec tant de verve et d’esprit, il se moqua si gaiement de ses détracteurs, il leur démontra avec tant d’éloquence qu’ils n’avaient sifflé sa pièce que parce qu’ils ne l’avaient pas comprise, que « Ma foi, ajoutait Germain, nous restâmes