Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/735

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il faut remonter à la Bible, au sacrifice d’Abraham. Hâtons-nous d’ajouter que ce sacrifice ne fut pas seulement imposé à Brifaut par son goût pour la vie heureuse ; sa loyauté y eut grande part. M. Brifaut, tout mondain qu’il était, avait un grand fonds d’honneur et de droiture : il craignit le reproche de traîtrise, et la reconnaissance qu’on lui témoigna de sa délicatesse le paya de son héroïsme. Il fit de temps en temps, en cachette, à un petit nombre de privilégiés, quelques lectures de son ouvrage ; elles furent considérées comme des répétitions de faveur ; on se vantait d’y avoir assisté. Son prestige s’en accrut, et sa vieillesse fut celle d’un homme aimé et compté. Devenu valétudinaire, cloîtré chez lui une bonne partie de l’année, il voyait tous les jours, de deux heures à cinq heures, affluer autour de son fauteuil, d’où il ne bougeait guère et où il siégeait avec un bonnet de velours sur la tête et une couverture sur les genoux, il voyait, dis-je, affluer chez lui tous les faubourgs Saint-Germain. Je dis tous, car il y en avait de plusieurs espèces et de plusieurs âges. Le vieux faubourg d’abord, composé d’un fonds de douairières, revenues de l’émigration avec tous les préjugés et toutes les modes d’autrefois, mais qui rachetaient une simplicité de mise tout à fait étrange et une exhumation de chapeaux antiques, de robes quelque peu fanées, et de grands sacs dont on ne pouvait s’empêcher de rire, par une dignité de manières, une façon de saluer et un choix de termes qui sentaient d’une lieue sa grande dame d’avant la Révolution. Venaient après elles, les jeunes duchesses, les jeunes marquises élégantes, vives, gaies,