Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/756

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le taquinait. « Ce n’est qu’un amateur, disait-il, moi je suis un cep de nos collines. » Enfin, à Saint-Point, montrant avec complaisance à un visiteur, un petit portique affreux, enluminé d’un coloris criard, et formé de deux colonnes appartenant à l’ordre… à tous les ordres… « Mon cher, lui dit-il, dans cinquante ans, on viendra ici en pèlerinage ; mes vers seront oubliés, mais on dira : « Il faut avouer que ce gaillard-là bâtissait bien ! » Se croire habile aux choses où l’on n’entend rien, ne constitue pas précisément une originalité ; mais ce qui en est une, c’est de ne pas se surfaire dans l’art où l’on est maître, et nous touchons là à un des côtés les plus singuliers de cette nature si complexe. La modestie chez les hommes supérieurs n’est que de l’esprit de comparaison. Or, quand Lamartine se comparait à ses contemporains, il se trouvait grand ; mais quand il se comparait aux génies de premier ordre, ou à lui-même, c’est-à-dire quand il mettait en parallèle ce qu’il avait fait et ce qu’il aurait pu faire, je le répète, il était modeste. Un jour j’osai lui dire : « Expliquez-moi un fait inexplicable : j’aime également les vers de La Fontaine et les vôtres ; j’ai une égale facilité à les apprendre ; j’ai un égal plaisir à me les répéter ; mais, au bout de six mois, je sais encore les vers de La Fontaine, et je ne sais plus les vôtres. Pourquoi ? ― Je vais vous le dire, me répondit-il ; La Fontaine écrit avec une plume et même avec un burin ; moi avec un pinceau ; il grave, je colore ; ses contours sont précis, les miens sont flottants ; il est donc tout simple que les uns s’impriment et que les autres s’effacent. » Frappé,