Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/758

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vulgairement poseur, jamais ! Il dédaignait sincèrement sa grandeur poétique, parce qu’il sentait en lui un poète très supérieur à ses œuvres, et, surtout comme on le verra tout à l’heure, un homme très supérieur au poète. De là, dans son amour-propre d’auteur, une bonhomie, une naïveté qui en faisaient comme une grâce de plus. Je l’entends toujours me disant : « Avez-vous lu mes derniers vers dans le Conseiller du peuple ! ― Non. ― Oh ! lisez cela, mon cher ami, lisez cela ! C’est très joli !… très joli !… » Puis se reprenant : « Assez joli. » Il se mesurait, il se jugeait et, chose plus rare, il permettait aux autres de le juger. La lecture de Jocelyn avait excité chez Béranger un véritable enthousiasme ! « O mon ami, disait-il à Lamartine, c’est un chef-d’œuvre de poésie, d’émotion, d’inspiration !… » Puis avec ce sourire narquois qui lui était propre : « Quel malheur qu’il y ait là trois ou quatre cents vers que vous avez fait faire par votre concierge ! » Savez-vous la réponse de Lamartine ? Il se mit à rire, et trouvant le mot très amusant, il le répéta. Nous voilà bien loin du genus irritabile vatum. Jamais, en effet, amour-propre ne fut moins irritable et moins irritant. Il ne savait pas plus s’offenser qu’offenser. Toutes les petites passions des poètes, l’envie, la haine, la rancune, étaient choses inconnues pour lui. Il l’a bien prouvé dans sa lutte poétique avec Barthélemy. Ce malheureux l’avait dénoncé, calomnié, ridiculisé ! Eh bien, dans son admirable Épître à Némésis, Lamartine ne put jamais ni s’emporter jusqu’à la colère, ni s’abaisser jusqu’au mépris ; il s’arrêta au dédain. Encore, comme si ce sentiment même lui