Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/84

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prudent. « Vous avez raison ; c’est un modèle unique. ― C’est de vous-même, repartit Lemercier, que j’ai appris le mieux à l’apprécier. ― Comment ? nous ne nous en sommes jamais parlé. ― Vous avez suspendu et quitté le siège de Mantoue pour vous élancer au loin sur l’armée ennemie, que vous avez prévenue et battue, et vous n’êtes pas resté clos dans vos retranchements, ainsi que l’ancien général français que le prince Eugène vint si habilement surprendre et écraser dans les siens ; or, en évitant la faute de l’un, vous imitiez le génie de l’autre. Cette leçon m’éclaira. ― Ah ! ah ! Je m’aperçois que vous n’écrivez rien au hasard. Ce sont là des choses que la plupart des gens qui sont dans mes camps, ne saisissent pas eux-mêmes. » Il revint à l’article du roi de Prusse. « Oui, Frédéric jouait de la flûte. Moi aussi, j’ai fait autrefois de la musique. »

Bonaparte, feuilletant toujours avec une certaine fièvre le volume, et s’arrêtant aux passages qu’il avait remarqués, tomba sur cet éloge du peuple français :

 
Inépuisable Antée, et vrai fils de la Terre,
Pour vaincre en tous les temps ne quitte point ta mère.


« Quelle idée vous a dicté ce vers ? ― Oh ! dis-je en souriant, il est dirigé contre vous. ― Pourquoi ? ― Parce qu’on publie que vous méditez des descentes en Angleterre. » Il se mit à rire fort gaiement.

Au paragraphe suivant, il se reconnut dans les portraits que j’avais tracés ; les noms d’Arcole, de Rivoli, de Marengo, le flattèrent agréablement. « Il faut ici, me dit-il, que je vous remercie et que je vous chicane. Vous