Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/88

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petite haine personnelle. Un jour vint qui montra bien que tout était grand dans cette grande âme. Ce jour-là ce fut le 21 mai 1821, quand retentit dans Paris cette parole : « L’empereur est mort ! » A cette nouvelle, Lemercier, saisi au cœur, fondit en larmes. Que pleurait-il donc ? Ce qu’il pleurait ? Ce n’était pas le mort de la veille, c’était le mort d’il y avait vingt-cinq ans ! ce n’était pas l’empereur, c’était le premier consul ! ce n’était pas Napoléon, c’était Bonaparte ! c’était son ami d’autrefois ; c’était le grand homme qu’il avait espéré pour la France ; c’était le Washington de génie qu’il avait rêvé ! De telles larmes suffisent à peindre un homme. Il fut pendant toute sa vie l’homme de ces larmes-là. A toutes ses actions se mêlait je ne sais quoi d’héroïque. Sa sincérité était absolue. Son dévouement était sans bornes. Son désintéressement touchait à la vertu. Il ne voulut jamais percevoir aucun droit de ses ouvrages, et tout ce qu’il a gagné, il l’a donné. « Je crois, comme Boileau, disait-il,

 
Qu’on peut sans crime
Tirer de ces écrits un profit légitime ;


mais, quant à moi, la plume me tomberait des mains si je me disais, en écrivant, que ma pensée me rapportera quelque chose. J’aurais toujours peur d’en arriver à penser pour gagner. » L’homme qui parlait ainsi a eu le droit de faire inscrire sur son tombeau cette simple et fière épitaphe :



CY GIT NÉPOMUCÈNE LEMERCIER

Il fut homme de bien et cultiva les lettres.