Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/75

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la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.

  La Nature nous dit : « Je suis la Raison même,
  Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
  L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
  Cache un accord profond des Destins balancés.

  « Il poursuit une fin que son passé renferme,
  Qui recule toujours sans lui jamais faillir ;
  N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
  Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

  « Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
  Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
  Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle
  Et sa nécessité ne comporte aucun don…