Page:Lemaître - Les Contemporains, sér2, 1897.djvu/184

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conscience de la plus troublante des femmes de Racine.

Il n’y a pas dans Athalie de contrastes de cette force ; mais Esther est bien étonnante. Assuérus est un roi d’Orient, aussi polygame qu’on le puisse être ; ses eunuques lui recrutent partout de belles filles, et, quand elles ont mariné six mois dans la myrrhe et six autres mois dans les aromates, on les introduit chez le roi… Or c’est là la matière du charmant et chaste récit du premier acte. — Esther est une Juive féroce qui se venge en faisant massacrer soixante-quinze mille Persans : Racine l’a transformée en colombe gémissante, et ce vers d’Assuérus passe inaperçu :

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.

En résumé, dans la moitié des tragédies de Racine, les actions et les mœurs ne sont pas du même temps. Il se peut que ce contraste même ravisse certains lecteurs, justement parce qu’il échappe à première vue et qu’on se sait gré de le découvrir, parce que Racine peut-être ne s’en doutait pas toujours, et qu’on se croit beaucoup d’esprit de démêler ce dont il n’avait pas conscience. Mais pourtant, si cette contradiction est réelle, il doit s’ensuivre que la plupart des personnages de Racine sont faux, essentiellement et irrémédiablement faux. Qui oserait le soutenir ? Comment donc arranger cela ?