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LES CONTEMPORAINS.


du poète de la Nature, et une espérance non plus forte, mais moins vague et plus voisine de son objet, que celle du Titan voleur de feu. — La protestation du corps contre la douleur, du cœur contre l’injustice et de la raison contre l’inintelligible, devient, semble-t-il, plus ardente à mesure que l’industrie humaine combat la souffrance, que l’idée de justice passe dans les institutions et que la science entame les frontières de l’inconnu ; comme si l’homme, moins éloigné de son idéal, en subissait plus invinciblement l’attraction et se précipitait vers lui d’un mouvement plus furieux. Au fond, la science et la poésie sont deux grandes insurgées, et les Satans et les Prométhées pullulent sous nos habits noirs. Il y a une volupté dans cet état d’insurrection, d’autant plus que le sens critique, véritable esprit du diable, ouvre un domaine spacieux et nouveau à l’imagination plastique et, en même temps que la joie de la révolte, nous donne celle de reconstruire et de contempler avec des yeux d’artiste l’immense tragédie humaine. Je trouve tout cela dans Kaïn, et c’est par là qu’il est si complètement moderne. — Sans parler davantage de l’âpre et généreuse pensée qui est au fond de cette belle histoire symbolique, le passé surgit aux regards de Thogorma avec une précision si poignante et dans un détail si arrêté qu’on n’y peut rien comparer, sinon les plus belles pages de Salammbô. Voyez la rentrée des Géants dans leur ville : la vie de l’homme dans les rudes civilisations