Page:Lemaître - Les Contemporains, sér6, 26e mille.djvu/267

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les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma ? Vicieuse et sotte, mais si naïve au fond, et si malheureuse ! Oh ! les retours dans la diligence ! Oh ! la chanson grivoise de l’aveugle qui couvre les prières des morts ! Qui donc a dit que ce livre était sans entrailles ? Lisez la lettre du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille domestique récompensée au Comice agricole. Page si belle ; vision si profonde de misère et de bonté, si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souffrance, et encore de cette vérité troublante et contradictoire, que la société est fondée sur l’injustice et que l’injustice est la condition de la vertu qui permet au monde de durer, — que M. Brunetière, au temps où il goûtait peu Flaubert, n’a pu se tenir de citer comme un chef-d’œuvre cette page extraordinaire. L’âme de Flaubert n’est-elle point, à l’égard de la bouvière Élisabeth Leroux, sensiblement dans la même position morale que l’âme de Tolstoï vis-à-vis du moujick Platon Karatief ? Non, non, l’ironie, ou la crainte pudique des émotions dont on s’honore trop facilement n’excluent point la compassion. Une immense compassion, celle qui vient de la science de la vie, se dégage silencieusement du roman de Flaubert, et la résignation au monde comme il est. Charles Bovary, après la mort d’Emma et ses tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à sa place le moujick de Tolstoï : « C’est la faute de la fatalité. » Le moujick mêlerait peut-être à cela l’idée