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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

On entend Curion crier : « Vivons d’abord !
« À quoi bon s’obstiner quand on est le moins fort ?
« Un homme intelligent peut sous tous les régimes
« Emplir son coffre-fort d’arguments légitimes.
« L’ordre est l’essentiel. — Peste soit de ces sots
« Qui vont superbement s’égorger pour des mots !
« Si la vie est un songe, essayons qu’il soit rose.
« Les lois seront sous clefs : quel mal me fait la chose ?
« Le soleil en est-il plus chiche de rayons?
« Le froment pousse-t-il moins dru dans les sillons ?
« Les bois sont-ils moins pleins de nids et de voix douces ?
« Les robes en frôlant les sentiers verts de mousses
« Font-elles envoler moins de parfums dans l’air ?
« Les corsages sont-ils moins souples, l’œil moins clair ?
« César n’enlève rien aux fleurs non plus qu’aux femmes :
« Aimons. N’ayons souci d’être de grandes âmes ;
« Être hommes, c’est assez. Aimons, vivons, plions.
« Trop de vertu rend dur. Au désert les lions !
« Et, savourant la vie en nos voluptés sûres,
« Laissons le vieux Caton déchirer ses blessures ! »
D’autres, sombres, ont dit : « Qu’y faire ? C’est fini.
« Oui voulut la justice en fut toujours puni.
« À quoi bon se briser le front sur l’impossible ?
« Ce penchant à porter le joug est invincible.
« Puisqu’en vain nous avons pensé, lutté, souffert,
« Laissons le Sénat vide et le Forum désert.
« Gardons pour nous le peu qui reste à notre veine.
« Désintéressons-nous de la canaille humaine,
« Et rentrons au foyer tranquille des aïeux ;
« La cendre en est moins vaine, et l’on s’y chauffe mieux.
« Renonçons à la gloire, inutile fumée,
« Et blanchissons en paix près de l’épouse aimée.
« Qui paya de son sang peut dormir sans remord.
« Qu’y pouvons-nous ? Dieu ment. L’avenir même est mort. »