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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

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Mais depuis ces beaux jours, hélas ! que de jours sombres,
Que de chagrins cuisants, que de labeurs romains !
Que de manches de hache usés entre tes mains !
Que de soupirs éteints par le bois dans ses ombres !

Que de nuits sans sommeil lorsque les grandes eaux
S’engouffraient au ravin, pendant les mois d’automne !
Elles nous endormaient à leur voix monotone,
Mais tu tremblais pour ton moulin et nos berceaux.

Que de chocs meurtriers, que d’horribles blessures,
Dans cette lutte avec la matière, où souvent
Le bois se révoltait comme un être vivant,
Et rendait à ton corps morsures pour morsures !

Un vieux chêne noueux et dur comme le fer
Repoussait tout à coup, en grinçant, ta cognée,
Qui dans ton pied faisait une large saignée
Et mêlait aux copeaux des morceaux de ta chair.

La scie aux dents d’acier, la meule aux dents de pierre,
Déchiraient tour à tour ton corps endolori,
Sans jamais à ta lèvre arracher un seul cri,
Sans jamais d’une larme amollir ta paupière.

Oui, vingt fois je t’ai vu, stoïque travailleur,
De quelque grand combat corps à corps contre un arbre
Revenir, le front pâle et froid comme le marbre,
Vaincu, saignant, mais fier et narguant la douleur !