Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/756

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cendre éteinte. Devenue transcendante, sa vraie science n’hésite plus. Devenue aveugle, sa raison ne discute plus. Il est arrivé à l’intuition du Principe. Quel homme !


D.   Chounn demanda à son ministre Tch’eng : peut-on arriver à posséder le Principe ? — Tch’eng répondit : Ne possédant pas votre propre corps, comment prétendez-vous posséder le Principe ? — Si mon corps n’est pas à moi, à qui est-il ? demanda Chounn. — Votre corps, dit Tch’eng, est un prêt de matière grossière, que le ciel et la terre vous ont fait pour un temps. Votre vie est une combinaison transitoire de matière subtile, que vous tenez aussi du ciel et de la terre. Votre destinée, votre activité, font partie intégrante du flux des êtres, sous l’action du ciel et de la terre. Vos enfants et vos petits-enfants sont un renouveau (litt. changement de peau) que le ciel et la terre vous ont donné. Vous avancez dans la vie sans savoir ce qui vous pousse, vous stationnez sans savoir ce qui vous arrête, vous mangez sans savoir comment vous assimilez, l’action puissante mais inconnaissable du ciel et de la terre vous mouvant en tout ; et vous prétendriez vous approprier quelque chose ? !


E.   Confucius dit à Lao-tan : Comme aujourd’hui j’ai quelque loisir, je voudrais bien vous entendre parler sur l’essence du Principe. — Lao-tan dit : Vous auriez dû d’abord éclairer votre cœur par l’abstinence, purifier votre esprit vital, et vous défaire de vos idées préconçues. Car le sujet est abstrus, difficile à énoncer et à entendre. Je vais toutefois essayer de vous en dire quelque chose. ... Le lumineux naquit de l’obscur, les formes naquirent de l’amorphe. L’esprit vital (universel, dont les esprits vitaux particuliers sont des participations,) naquit du Principe ; la matière première naquit du sperme (universel, dont le sperme particulier est une participation). Puis les êtres s’engendrèrent mutuellement, par communication de leur matière, soit par voie de gestation utérine, soit par production d’œufs. Leur entrée sur la scène de la vie n’est pas remarquée, leur sortie ne fait aucun bruit. Pas de porte visible, pas de logis déterminés. Ils viennent de tous les côtés, et remplissent l’immensité du monde, êtres contingents et éphémères. ... Ceux qui, sachant cela, ne se préoccupent de rien, ceux-là se portent bien, ont l’esprit libre, conservent leurs organes des sens en parfait état[1]. Sans fatiguer leur intelligence, ils sont capables de toute tâche. Car ils agissent (ou plutôt n’agissent pas, laissent faire,) spontanément, naturellement, comme le ciel est élevé par nature, comme la terre est étendue par nature, comme le soleil et la lune sont lumineux par nature, comme les êtres pullulent naturellement... L’étude, la discussion, n’en apprennent pas plus long sur le Principe, aussi les Sages s’abstiennent-ils d’étudier et de discuter. Sachant que le Principe est une infinité que rien ne peut augmenter ni diminuer, les Sages se contentent de l’embrasser dans son ensemble... Oui, il est immense comme l’océan. Quelle majesté dans cette révolution incessante, dans laquelle le recommencement suit immédiatement la cessation... Suivre le flux des êtres en faisant du bien à tous, voilà la voie des Sages ordinaires (confucéistes). Mais avoir pris position en dehors de ce flux, et faire du bien à ceux qu’il entraîne, voilà la voie du Sage supérieur (taoïste, qui agit à l’instar du Principe). — Considérons un être humain, à l’état d’embryon à peine

  1. La cécité, la surdité, sont, pour les taoïstes, des usures prématurées, par usage immodéré de la force vitale.