Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/820

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votre vie vaut encore plus que vos deux mains, Han vaut moins que l’empire, et le lopin mitoyen cause du litige vaut encore moins que Han. Alors pourquoi vous rendez-vous malade de tristesse, jusqu’à compromettre votre vie, pour un objet aussi insignifiant ? — Personne ne m’a encore parlé avec autant de sagesse que vous, dit le marquis. — De fait Tzeu-hoa-tzeu avait bien distingué le futile (augmentation de territoire) de l’important (conservation de la vie).


C.   Le prince de Lou, ayant entendu dire que Yen-ho possédait la science du Principe, envoya un messager lui porter en cadeau de sa part un lot de soieries. Vêtu de grosse toile, Yen-ho donnait sa provende à son bœuf, à la porte de sa maisonnette. C’est à lui même que le messager du prince, qui ne le connaissait pas, demanda : Est-ce ici que demeure Yen-ho ? — Oui, dit celui-ci ; c’est moi. — Comme le messager exhibait les soieries : Pas possible, fit Yen-ho ; mon ami, vous aurez mal compris vos instructions ; informez-vous, de peur de vous attirer une mauvaise affaire. — Le messager retourna donc à la ville, et s’informa. Quand il revint, Yen-ho fut introuvable. — C’est là un exemple de vrai mépris des richesses. Pour le disciple du Principe, l’essentiel c’est la conservation de sa vie. Il ne consacre au gouvernement d’une principauté ou de l’empire, quand il y est contraint, que l’excédent seulement de son énergie vitale, et considère sa charge comme chose accessoire, sa principale affaire restant le soin de sa vie. Les hommes vulgaires de ce temps compromettent au contraire leur vie pour leur intérêt ; c’est lamentable ! — Avant de faire quoi que ce soit, un vrai Sage examine le but et choisit les moyens. Nos modernes, au contraire, sont si irréfléchis, que, prenant la perle du marquis de Soei comme projectile, ils tirent sur un moineau à mille toises de distance, se rendant la risée de tous, parce qu’ils exposent un objet si précieux pour un résultat si minime et si incertain. En réalité, ils font pire encore, car leur vie qu’ils exposent est plus précieuse que n’était la perle du marquis de Soei[1].


D.   Lie-tzeu était réduit à la misère noire, et les souffrances de la faim se lisaient sur son visage. Un visiteur parla de lui à Tzeu-yang, ministre de la principauté Tcheng, en ces termes : Lie-uk’eou est un lettré versé dans la science du Principe. Sa misère fera dire du prince de Tcheng qu’il ne prend pas soin des lettrés. — Piqué par cette observation, Tzeu-yang fit immédiatement donner ordre à l’officier de son district, d’envoyer du grain à Lie-tzeu. Quand l’envoyé de l’officier se présenta chez lui, Lie-tzeu le salua très civilement, mais refusa le don. Après son départ, la femme de Lie-tzeu, se frappant la poitrine de douleur, lui dit : La femme et les enfants d’un Sage devraient vivre à l’aise et heureux. Jusqu’ici nous avons souffert de la faim, parce que le prince nous a oubliés. Or voici que, se souvenant de nous, il nous a envoyé de quoi manger. Et vous l’avez refusé ! N’avez vous pas agi contre le destin ? — Non, dit Lie-tzeu en riant, je n’ai pas agi contre le destin, car ce n’est pas le prince qui nous a envoyé ce grain. Quelqu’un a parlé favorablement de moi au ministre, lequel a envoyé ce grain ; si ce quelqu’un avait parlé de moi défavorablement, Il aurait envoyé ses sbires, tout aussi bêtement. Hasard et non destin, voilà pourquoi j’ai refusé.

  1. Légende. Le marquis ayant guéri un serpent blessé, le serpent lui apporta une perle inestimable.