Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/840

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ne vous poussez vous pas ? Votre apathie est-elle défaut d’intelligence, ou manque de capacité, ou obstination dans certains principes a vous particuliers ? — Tranquille répondit : je n’ai envie, ni de réputation, ni de fortune, parce que ces choses ne donnent pas le bonheur. Il est trop évident que ceux qui se poussent, faisant litière de tout principe gênant, se formant la conscience sur des précédents historiques quelconques ; il est trop évident, quoi que vous en disiez, que ces hommes n’obtiennent pas de vivre satisfaits et longtemps. Leur vie n’est, comme celle des plus vulgaires, qu’un tissu de travaux et de repos, de peines et de joies, de tâtonnements et d’incertitudes. Quelque avancés qu’ils soient, ils restent exposés aux revers, au malheur. — Soit, dit Inquiet ; mais toujours est il que, tant qu’ils possèdent, ils jouissent. Ils peuvent se procurer ce que le Sur-homme et le Sage n’ont pas. Quiconque a atteint une position élevée, c’est à qui lui prêtera ses bras, son intelligence, ses talents. Même dans une position moindre, le parvenu est encore privilégié. Pour lui tous les plaisirs des sens, toutes les satisfactions de la nature. — Égoïsme repu, dit Tranquille. Est ce là le bonheur ?.. A mon avis, le Sage ne prend pour lui que strictement ce qu’il lui faut, et laisse le reste aux autres. Il ne se remue pas, il ne lutte pas. Toute agitation, toute compétition, est signe de passion morbide. Le Sage donne, se désiste, s’efface, renonce, sans s’en faire un mérite, sans attendre qu’on l’y force. Quand le destin l’a élevé au pinacle, il ne s’impose à personne, il ne pèse sur personne ; il pense au changement à venir, au tour éventuel de la roue, et est modeste en conséquence. Ainsi firent Yao et Chounn. Ils ne traitèrent pas le peuple avec bonté, mais ils ne lui firent aucun mal, par abstraction et précaution. Chan-kuan et Hu-You refusèrent le trône, par amour de la sécurité et de la paix. Le monde loue ces quatre hommes, qui agirent pourtant contrairement à ses principes. Ils ont acquis la célébrité, sans l’avoir recherchée. — En tout cas, dit Inquiet, ils ne l’ont pas eue gratis. Au lieu des souffrances de l’administration, ils s’infligèrent celles de l’abstinence et des privations, une forme de vie équivalant à une mort prolongée. — Du tout, dit Tranquille. Ils vécurent une vie commune. Or la vie commune, c’est le bonheur possible. Tout ce qui dépasse, rend malheureux. Avec ses oreilles pleines de musique et sa bouche remplie de mets, le parvenu n’est pas heureux. Le souci de soutenir sa position, en fait comme une bête de somme qui gravit sans cesse la même pente, suant et soufflant. Toutes les richesses, toutes les dignités, n’éteindront pas la faim et la soif qui le tourmentent, la fièvre intérieure qui le dévore. Ses magasins étant pleins à déborder, Il ne cessera pas de désirer davantage, il ne consentira pas à rien céder. Sa vie se