Page:Leopardi - Poésies et Œuvres morales, t2, 1880, trad. Aulard.djvu/40

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tendait les conversations et les travaux paisibles des serviteurs. Et quelles pensées infinies, quels doux songes m’inspira la vue de cette mer lointaine, de ces monts azurés que je découvre d’ici et que je songeais à franchir un jour, imaginant au delà des mondes mystérieux et une félicité mystérieuse pour ma vie. J’ignorais mon destin : combien de fois depuis j’aurais changé pour la mort ma vie douloureuse et nue.

Mon cœur ne me disait pas que je serais condamné à consumer la fleur de mon âge dans ce bourg sauvage où je suis né, au milieu d’une population rude, vile, à qui les lettres et la science sont des noms étrangers et souvent un objet de risée et de moquerie ; qui me hait et me fuit, non par envie, car elle ne me croit pas plus grand qu’elle, mais parce qu’elle pense que je me crois tel dans mon cœur, bien que je n’aie jamais donné à personne aucun signe extérieur de cette opinion. Je passe ici mes années, abandonné, caché, sans amour, sans vie, et je m’aigris forcément dans cette foule de gens malveillants. Je perds la pitié et mes vertus et je deviens contempteur des hommes à cause du troupeau que j’ai près de moi : et cependant le temps précieux de ma jeunesse s’envole, ce temps plus précieux que la gloire et le laurier, plus précieux que la pure lumière du jour et que la vie : je le perds sans un plaisir, inutilement, dans ce séjour inhumain,