Page:Lermontov - Un héros de notre temps, Stock, 1904.djvu/269

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dormir… Il faudrait cependant que je pusse reposer, afin que ma main ne tremblât pas demain. Du reste, il est difficile de manquer son coup à six pas. Ah ! M. Groutchnitski, croyez-le, votre mystification ne vous profitera point !… Nous changerons de rôle. À moi de lire sur votre pâle figure les traces de votre frayeur. Pourquoi avez-vous fixé vous-même cette fatale distance de six pas ? Vous pensez peut-être que je vous abandonnerai ma tête sans la défendre… mais nous tirerons au sort… et alors… alors si le bonheur le sert, si mon étoile me trahit ! qu’importe ! elle a servi assez longtemps mes caprices.

Eh bien, quoi ? mourir… mourir ainsi ! c’est une bien petite perte pour le monde. Et puis, je m’ennuie bien. Je ressemble à un homme qui bâille dans un bal, et ne va pas dormir, parce que sa voiture n’est pas là… mais la voiture est prête… Adieu !…

Je parcours avec le souvenir tout mon passé et je me demande involontairement pourquoi ai-je vécu ? À quoi étais-je destiné en naissant ? Ah ! sûrement, j’avais un but à atteindre ; j’étais appelé à un sort élevé, car je sens en moi des forces immenses. Mais je n’ai point compris ma des-